Du Père RD
L’Amour jusqu’à l’Impossible
L’évangile de ce jour nous présente les deux derniers des cinq exemples choisis par Jésus pour expliquer comment lui-même « accomplit » la Loi et comment ses disciples doivent vivre pour « surpasser » la conduite habituelle des gens de bonne volonté.
4. REFUS DE LA VIOLENCE
« Vous avez appris qu’il a été dit : « Œil pour œil, dent pour dent ».
Eh bien, moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant ;
- mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre.
- si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau.
- Et si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui.
- Donne à qui te demande ;
- ne te détourne pas de celui qui veut t’emprunter.
« Œil pour œil, dent pour dent » se lit en effet au moins à trois reprises dans la juridiction biblique (Ex 21, 24 ; Lev 24, 20 ; Dt 19, 21). Il ne faut pas l’entendre comme un appel à la vengeance impitoyable mais au contraire comme une façon humaine de limiter les débordements passionnels de la vendetta. Lorsque l’homme en rage s’emportait : « Tu m’as causé tel tort, je te le ferai payer dix fois plus », cette loi dite « du talion » tentait de le garder dans les limites de la justice : tel dommage vaut tel châtiment proportionné. Ainsi la justice moderne évalue les peines selon la gravité des délits.
A nouveau Jésus appelle ses disciples à « surpasser » ce besoin de punition : il place un frein radical, un refus net de toute riposte et il donne 5 exemples tout simples…à comprendre mais pas toujours à mettre en pratique !!! ——- relisez texte ci-dessus.
Pour lui l’unique façon de ne pas se laisser entraîner par la spirale de la violence n’est pas la loi du talion mais la maîtrise du disciple qui subit sans rendre, qui va jusqu’à se considérer comme le serviteur des autres, qui opte pour la non-violence. A l’image de son Maître, le disciple devient un « agneau de Dieu » qui offre ses blessures plutôt que d’en infliger.
Il faut toutefois remarquer que Jésus n’envisage que la morale personnelle (« toi…tu… ») : il n’encourage pas ses disciples à l’indifférence et à la lâcheté lorsque autrui est lésé, blessé, attaqué.
5. AMOUR DES ENNEMIS
Vous avez appris qu’il a été dit : « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi ». Eh bien moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est dans les cieux. Car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes.
Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’EXTRAORDINAIRE ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
La 5ème et ultime affirmation résonne sans doute comme la plus terrible, la plus exigeante de toutes. Beaucoup réagissent même en disant qu’elle est impossible à appliquer.
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » disait en effet le Lévitique (19, 18). Nulle part il n’était écrit de « haïr » son ennemi mais il était courant et normal de le détester, de couper tout rapport avec lui, parfois de lui souhaiter du mal …
A nouveau Jésus radicalise au maximum. Il n’est même plus seulement question de tolérer une injure, de supporter des brimades, de ne pas se venger mais d’aimer l’ennemi !!!
Exigence inhumaine, inapplicable, disent certains. Réfléchissons sur le texte :
L’amour tel qu’il est nommé ici (agapè) n’est pas l’affection entre parents, l’élan entre amis ; il ne va pas nécessairement jusqu’à des manifestations d’affection et de tendresse.
Cet « amour » s’apprend, se développe, subit des crises, se paie souvent par un combat acharné contre des colères, des réactions contraires, des vagues de ressentiment. Ne pas s’étonner donc qu’il faille du temps pour comprendre et appliquer l’Evangile !
L’amour ici se joint tout de suite à la prière et à la persécution : « Priez pour ceux qui vous persécutent ». Donc l’ « ennemi » n’est pas l’homme au caractère difficile, le voisin qui nous a meurtri mais, en priorité, l’adversaire de l’Evangile, l’homme qui en veut aux chrétiens à cause de leur foi. Le disciple vaincra sa colère, surmontera son désir de vengeance en priant pour ses adversaires. Comme toujours c’est la relation vivante avec Dieu qui permet des relations pacifiées avec les autres. Si tu ne parviens pas à « aimer », au moins « prie ». Oblige-toi, même si ça te coûte, à demander du bien pour celui-là qui t’a fait du mal.
La nature est comme une parabole. Le disciple sera aidé dans cette lutte en considérant les manières de Dieu : le climat est le même pour tous, pour le saint comme pour le malfaiteur.
A Qumran, dans la communauté dont on a retrouvé les célèbres « manuscrits de la Mer Morte », les Esséniens se voulaient soudés les uns aux autres par des liens très forts mais manifestaient une haine farouche à l’endroit de tous les autres de l’extérieur. Les disciples de Jésus ne peuvent s’enfermer dans une secte où l’on se partage les bienfaits de l’amitié tout en demeurant hostiles ou indifférents à autrui.
Enfin Jésus exhorte ses disciples à aller beaucoup plus loin que nous n’en avons coutume. Même les grands pécheurs ont parfois entre eux des liens très forts; beaucoup d’incroyants ont une conduite exemplaire. Les chrétiens ne peuvent se contenter de ce minimum. Jésus termine par le mot « EXTRA-ORDINAIRE » qui rappelle le verbe qui a ouvert ce développement : « Si votre justice ne SURPASSE pas celle des scribes… » (5, 20) (c’est d’ailleurs le même mot dans le texte grec).
LA PERFECTION
Et Jésus conclut ce développement par :
Vous donc soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.
L’Ancien Testament connaissait déjà ce thème de l’imitation de Dieu. En plein milieu de la Torah se trouvait la célèbre déclaration :
« YHWH adressa la parole à Moïse : « Parle à toute la communauté des fils d’Israël. Tu leur diras :
« Soyez saints car je suis Saint, moi, YHWH votre Dieu » (Lév 19, 1-2).
En hébreu le mot « saint » tend à dire la séparation. YHWH se déclare absolument autre que tout ce qui s’expérimente, se ressent, se conceptualise, autre que toutes les divinités inventées par l’humanité. Et c’est à cause de sa Sainteté, grâce à cette sainteté, qu’il peut exiger de son peuple d’être différent des autres peuples, de mener une existence qui se distingue de ce qui est admis et pratiqué partout. Evidemment Israël savait que nul être humain ne peut jamais atteindre le même degré de sainteté que son Dieu.
Ici Matthieu emploie l’adjectif « parfait » alors que Luc, dans le texte parallèle, dira : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. » (6, 36).
Comme on le savait en Israël, l’homme ne peut être qu’« en tendance », « en tension » vers la sainteté, la perfection. Il se propose un but qu’il sait inatteignable par ses propres ressources mais qu’il ne doit jamais cesser de viser sous peine de s’enfermer dans une religion juridique où l’on arrive à dire : « Je suis en règle ». C’est la visée de l’Infini qui est inscrite dans l’homme « à l’image de Dieu », c’est elle qui le met en marche, toujours en mouvement, toujours vivant.
« La perfection de l’homme, c’est sa perfectibilité » disait admirablement André Néher : l’être humain n’est jamais arrivé, jamais satisfait, il est toujours en voie de construction.
On n’est jamais quitte avec l’amour.
CONCLUSION
Tant mieux si les législateurs essaient d’instituer des lois équitables, si la société se donne un idéal de « liberté, égalité, fraternité », si l’humanité tend à reconnaître partout « les Droits de l’homme », si les peuples luttent pour la paix ; tant mieux si les citoyens s’appliquent à adopter des mœurs honnêtes et si les cours de morale sont écoutés et suivis.
Mais il faut que, au cœur des sociétés, existent des « citoyens du Royaume du Père » qui assument en toute liberté les exigences plus lourdes du « sermon sur la montagne » de Jésus.
Ils écoutent l’appel des Huit Béatitudes, ils décident de réaliser « une justice plus haute », ils consentent à des sacrifices supplémentaires.
On se moque d’eux en les traitant de naïfs, de « bonnes poires », d’utopistes.
Ou même on les critique, on les dénonce, on les frappe, on les persécute.
Mais en vivant de la sorte, ils partagent la béatitude, le bonheur de leur Seigneur Jésus
et ils accomplissent leur mission : être « sel de la terre » et « lumière du monde ».
Raphaël D. dominicain